Le point Eichmann

L'homme du futur (pas très lointain) sera comme Eichmann

Adolf Eichmann est le modèle de l'homme du futur, qu'est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire que cet homme est l'exemple de ce qu'un homme peut devenir complètement OBJET, objectum. C'est l'une des craintes anticipées par Heidegger.

Ce fonctionnaire, Eichmann, du régime nazi, a été étudié par de nombreux professionnels de tous horizons, dans le but de comprendre pourquoi il a tué des milliers de personnes.

Comme si l'horreur qu'il avait déjà commise n'était pas suffisante, il a fallu ajouter à cela l'horreur de découvrir que cet homme était un homme ordinaire dans sa vie en dehors du travail. Il était un homme aimé de ses voisins, un excellent mari et père de famille. Comment une personne ayant une vie ordinaire, sans rien d'extraordinaire, peut-elle avoir une déviation telle que celle de mener un génocide ? Cette situation est encore plus déconcertante car elle nous désoriente lorsqu'il s'agit de choisir les personnes qui nous entourent.

Cet homme a déclaré avoir perpétré le génocide nazi parce qu'il avait suivi les ordres de son supérieur. Qu'est-ce qui manque dans cette phrase ? Ce qui manque, du moins à mon avis, c'est l'aspect humain. Cette phrase pourrait être attribuée à un ordinateur. À un appareil qui obéit aux ordres, qui n'a pas de sentiments, d'émotions, de réflexions.

L'avancée indiscriminée de la science et de la technologie objétise l'homme. L'homme est en train de devenir un objet, et nous connaissons de moins en moins le sujet. Heidegger considérait que l'être humain peut interpréter la réalité à partir de ce qui est calculable, c'est-à-dire tout ce qui est mesurable, quantifiable, étudiable mathématiquement, à l'aide d'algorithmes, etc. Et d'autre part, l'incalculable, où entre en jeu ce qui est proprement humain. Dans l'incalculable entrent notre manière d'être, nos émotions, nos incohérences, nos désirs. La science s'efforce énormément de le capturer, mais ce n'est pas possible. Il n'est pas possible de prédire comment l'homme va réagir, comment il va se sentir, chaque individu étant différent. Il n'est pas possible de dire que toutes les personnes ayant vécu un événement donné auront certaines conduites en conséquence. Cela désespère l'homme. L'amour n'est pas mesurable. On ne peut pas contrôler l'angoisse ; la science a réussi à l'endormir, mais pas à la contrôler. Les psychotropes endorment les personnes pour qu'on ne voie ni leurs tristesses, ni leurs angoisses, ni leurs peurs. Cela ne veut pas dire que les psychotropes sont "mauvais", cela signifie qu'ils sont utiles dans le cadre de traitements accompagnés d'un travail psychologique. Le problème actuel est que les gens les utilisent uniquement pour atténuer les symptômes, sans vraiment chercher à résoudre la cause du problème. L'utilisation des psychotropes vise à objétiser l'homme autant que possible, afin de masquer notre humanité.

Le danger réel que nous courons aujourd'hui est de croire que nous n'avons que la possibilité d'interpréter la réalité à partir de ce qui est objectif, de la science, de ce qui est quantifiable. Nous risquons d'atteindre le point Eichmann. Nous risquons de devenir une machine, de détruire ce qui est proprement humain. Heidegger pensait que le conflit résidait dans le fait de penser que nous ne pouvons interpréter la réalité qu'à partir de ce qui est calculable. L'incalculable n'est pas seulement une autre manière de l'interpréter, mais c'est le chemin par lequel nous pourrons trouver ce qui est vrai, l'Alétheia.